Dans l’Avant-propos de
Différence et répétition (DR),
Deleuze écrit, non sans humour, que la conclusion de son livre devrait être lue
d’abord, ce qui « pourrait rendre inutile la lecture du reste » (p.
1). Cette longue Conclusion
s’intitule d’ailleurs, comme le livre entier, Différence et répétition, dans un renversement de l’Introduction (Répétition et différence) qui est déjà
tout un jeu sur les contenus thématiques, sur la différence, sur la
répétition ! Une des cinq grandes sections de cette conclusion est
consacrée à la question du fondement, et c’est en elle que Lapoujade cherche le
secret de la composition de tout le livre.
Comme raison, le fondement a en effet trois sens. Fonder,
c’est d’abord inaugurer et rendre possible la représentation, comme on le voit
chez Platon. Car ce qu’on appelle re-présentation, c’est seulement une
prétention bien fondée, c’est à dire docile à l’Idée sous le principe du Même,
ou de l’Identité. Par principe (justement ce principe du Même ou de
l’Identité), certaines différences, trop grandes ou trop petites, échappent à
la représentation. C’est pourquoi plus tard, chez Leibniz et Hegel, fonder
prend un second sens : rendre la représentation infinie, de sorte qu’elle
attrape toutes les différences, les plus petites aussi, et les plus
grandes ; qu’elle donne à chacune sa raison suffisante.
Ces deux premiers sens de « fonder » sont l’objet
du chap.1 de DR, qui les critique, et prend le parti de La différence en elle-même, contre le principe du Même ou de
l’Identité, contre les exigences de la représentation finie aussi bien
qu’infinie.
Le troisième sens de « fonder », poursuit Deleuze
p. 351, c’est la position d’ « une Mémoire immémoriale ou Passé pur,
passé qui ne fut jamais présent lui-même, qui fait donc passer le présent, et
par rapport auquel tous les présents coexistent en cercle ». On
reconnaît l’idée de cycle et de métempsychose chez Platon, le cercle unique de
tous les commencements possibles chez Hegel, et la compossibilité comme cercle
de convergence (allusion amusante à la mathématique des séries entières) chez
Leibniz.
Lapoujade trouve que cela résume bien la thématique
principale du chap. 2 de DR, qui titre : La répétition pour elle-même, et qui, en effet, consacre de
nombreuses pages à une Mémoire-passé-pur comme « deuxième synthèse du
temps ». Il affirme même, de façon bien tranchée, qu’ « on ne
peut pas comprendre l’enchaînement des trois premiers chapitres de DR sans le
lier à la question du fondement » (p. 48). Le but du chap. 2, c’est de
« briser les cercles par lesquels le fondement se subordonne le fondé et
le soumet à son action », au profit « d’autres circularités,
décentrées et divergentes, « fondées » sur la différence ». En
conséquence de cette double destruction, du primat de l’Identité au chap. 1,
des cercles de la Mémoire immémoriale au chap. 2, la pensée ne sait plus par
quoi commencer, s’inquiète de ses présupposés implicites, et se pose toutes les
questions relatives à sa propre « image », dans le chap. 3 qui titre
justement : L’image de la pensée.
Cette entente des trois premiers chapitres de DR étant
posée, Lapoujade en reprend un certain nombre d’étapes. Pour ce qui est des
buts du chap. 1, à savoir une critique du primat de la représentation, et donc
du Même ou de l’Identité, dans la question du fondement, il repart, non pas des
cas privilégiés en cet endroit par Deleuze, à savoir Leibniz, Hegel et Platon
comme nous venons de voir, mais des exigences de Maïmon par rapport à la
philosophie kantienne des « conditions » de l’expérience possible.
Deleuze parle de Maïmon à propos du calcul différentiel au chap. 4 de DR, mais
Lapoujade semble surtout le mobiliser ici pour nous dire la chose
suivante : Deleuze (au moins dans DR) se veut à Platon ce que Maïmon fut à
Kant. Pourquoi pas ? Il semble qu’avec les petites différences
infinitésimales, Maïmon ait « fait monter le sans-fond dans la philosophie
de Kant », tout comme Deleuze se propose de faire monter, sur le plan de
l’être univoque, le sans-fond des différences intensives, des facteurs ou dynamismes
individuants.
C’est le moment que choisit Lapoujade pour nous parler chez
Deleuze de la critique du « jugement ». Car le primat de l’Identité
dans l’activité de fonder va emprisonner les choses dans des genres et des
espèces dominés par les grandes catégories d’Aristote et l’analogie de l’Etre
qui va avec. « On ne peut espérer en finir avec le jugement que si l’on en
finit avec le fondement », lit-on p. 56 du livre de Lapoujade, au plus
près de la thématique générale du présent Blog. Mieux encore :
« Quand la question du fondement, par son insistance, s’ouvre sur le
sans-fond différentiel de l’Etre, c’est tout le système du jugement qui se voit
renversé. » En effet, les phénomènes ne sont plus des prétentions comme chez Platon, forcément soumises à une Idée transcendante qui les juge, mais
des expressions telles « qu’un
être s’individue et que le plus petit égale le plus grand s’il va, comme lui, jusqu’au
bout de ce qu’il peut. »
Lapoujade se focalise ensuite sur le chap. 2 de DR, et nous
parle des Trois synthèses (ou Qu’est-ce
qui s’est passé ?), synthèses du Présent-Habitude, du Passé-Mémoire et
de l’Avenir-Métamorphose indissociables des phénomènes même matériels, mais
surtout organiques, psychiques et historiques (spirituels ?) de
répétition.
Nous verrons cela dans une prochaine esquisse.
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