Il y a plein de choses
intéressantes, mais discutables aussi dans les pages où Lapoujade se focalise
sur le chap. 2 de DR, pages qu’il intitule Trois
synthèses (ou Qu’est-ce qui s’est passé ?). Les trois synthèses, ce
sont celles du temps : habitude, mémoire, métamorphose. La question Qu’est-ce qui s’est passé ?
appartient à Mille plateaux, c’est la question de Buster, qui introduit une espèce de chiromancie dans nos vies et
nos agencements : on répond à cette question, disent Deleuze et Guattari,
en distinguant des lignes ; des lignes segmentaires dures qui
correspondent par exemple aux âges de la vie (après la famille, l’école, après
l’école, le travail salarié, après le travail, la retraite…), des lignes plus
souples qui circulent entre les précédentes, et enfin des lignes de fuite, sur
lesquelles la question change, non-plus seulement « qu’est-ce qui s’est
passé ? », mais « qu’est-ce qui va se passer ? », car
les lignes de fuite sont celles des devenirs ou métamorphoses (comme dans les contes, alors que les deux premières
lignes relèvent plutôt du genre de la nouvelle !).
Alors oui, dans ce sens, il serait très judicieux de rapprocher les trois
synthèses de DR et la chiromancie, l’art des lignes, qui sont développés disons
sur le plan individuel au plateau n°8
et sur le plan collectif de « micro-politiques », et aussi de l’histoire,
au plateau n°9. Mais ce n’est pas ce
que fait Lapoujade.
Lapoujade considère « qu’est-ce
qui s’est passé ? » comme la question de l’événement, et l’événement
comme synonyme de la métamorphose. De désagréables confusions s’introduisent.
Car le concept d’événement est beaucoup plus large, chez Deleuze, que ce genre
d’événement particulier, « tuer Dieu ou le père », « événement unique
et formidable » lit-on dans DR, qui semble indissociable des répétitions
de troisième type, qu’elles soient comiques, tragiques ou dramatiques, ces
dernières seules nous faisant mourir à nous-même et nous engageant dans des
métamorphoses.
« L’événement chez Deleuze,
écrit Lapoujade, est d’abord redistribution des puissances », et il entend
par là préambule à une métamorphose. Cela n’est pas exact : l’événement,
dans le vocabulaire de Deleuze, c’est avant tout le sens incorporel, la
verbalité du verbe dans n’importe quelle phrase, et on peut dire que, dans un
certain « sens », chez Deleuze comme chez Leibniz, tout est
événement. Comme tout ne conduit pas à métamorphose, mais que les devenirs, les
métamorphoses, les répétitions dramatiques (et même les comiques et les
tragiques) sont somme toute assez rares, aussi rares que « ce qui vaut
d’être vécu », que les moments où notre perte et notre salut sont en jeu,
eh bien, non, on ne peut pas mettre une « redistribution des puissances »,
une sorte de conversion, de grand renouvellement ou de renaissance dans chaque
événement : aussi admirable que ce soit, pour un arbre, de verdir (voilà un exemple d’événement),
cette transformation incorporelle ne désigne à elle seule aucune révolution.
N’employer le mot
« événement » que pour les événements formidables, c’est ce que fait
Badiou dans ses livres. Deleuze, non. Dans les pages de DR qui nous intéressent
ici, parce qu’il s’agit justement d’un événement au sens courant d’une césure,
et que le sens technique stoïcien s’y estompe, Deleuze préfère parler d’une
« action » : « image d’une action », « symbole
adéquat à l’ensemble du temps ». Ce qui est extraordinaire, c’est qu’il y
a dans le premier diptyque ET une philosophie de l’événement-lecton-verbe au
sens de Leibniz et des stoïciens, ET une philosophie de l’action tragique et de
la métamorphose révolutionnaire, qui supplante à l’avance celle que Badiou
écrit et réécrit de livre en livre. « Image symbole d’une action ou d’un
événement formidable », c’est tout de même mieux, pour une fonction comparable
de césure existentielle en contexte tragique et révolutionnaire, qu’un
« mathème de l’Evénement » bidouillé en notation
ensembliste !
Revenons au rapprochement que le
titre de Lapoujade, Trois synthèses (ou
Qu’est-ce qui s’est passé ?), semble faire avec le plateau n°8. On s’attend à voir comparer
nos habitudes avec les segmentarités dures de nos agencements ; les
répétitions-métamorphoses avec les lignes de fuite sur lesquelles se jouent les
« devenirs » ; et, de même que la mémoire penche parfois vers
les habitudes qu’elle fonde, parfois vers les métamorphoses et délires divins
qui la dépassent, de même les lignes souples de Mille plateaux, un coup tirées vers les segments, un coup vers les lignes
de fuite… Eh bien, non. C’est plutôt dans les « ritournelles » territoriales
du plateau n°11 que Lapoujade va
chercher l’avenir guattarien des trois synthèses du temps… Nous examinerons
dans une prochaine note s’il est bien « fondé » à le faire !
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